Ruminants
J'avais à l'origine prévu d'aborder un tout autre sujet, mais ce post chez Soph' m'a inspiré des réflexions hautement philosophiques.
Depuis toujours, les élèves ruminent. C'est un fait établi, l'élève mâche du chewing gum, le professeur traque l'élève mâchouilleur. Une sorte de règle tacite fait qu'il en est ainsi depuis aussi longtemps que la célèbre gomme à mâcher existe (soit depuis 1872, imaginez donc le nombre de professeurs et d'élèves concernés partout dans le monde).
Pour ma part, j'ai aussi ruminé dans ma jeunesse. Y compris en classe. Le glissement subtil du chewing gum entre les dents et la gencive n'a aucun secret pour moi. Le collage sous table, à mon grand regret, non plus. Pourtant, le plus étonnant est que je n'aime pas tellement cela. Au final, le goût d'un chewing gum ne dure pas tellement longtemps, et devient vite infect. Cela donne somme toute mauvaise haleine, des ballonnements et des douleurs à la mâchoire. Pourtant, à l'époque maintenant lointaine de mon adolescence, j'en mâchais quand même en classe, de temps à autre. Pour faire comme la plèbe moutonnante? Pour me donner un style classieux qui n'a rien à envier à Marguerite dans son pré? Aucune idée.
Le fait est que, les années passant, je ne peux constater qu'une chose: tous, ils ruminent. En souvenir du bon vieux temps, pourtant, je ne sanctionne pas le mâchouillage intempestif. Je me contente de désigner d'un doigt impérieux et sans concession la poubelle. Ou, les jours de bonté, je saisis la merveilleuse invention de Monsieur Poubelle, et je la colle sans aucun commentaire sous le nez du contrevenant. En général, le message est assez clair. Enfin, dernier cas, il m'arrive de dire: "Pendant deux minutes, je ne vois rien. Je vous propose d'en profiter pour jeter ce que vous avez à jeter avant que je ne m'en rende compte." Ca fonctionne plutôt bien, en général.
Pourtant, il existe différents types de ruminants qu'il m'appartient de recenser:
- Le correct: il entre en classe, sort un petit coin de mouchoir, emballe son chewing gum et le jette. Je classe aussi dans cette catégorie celui qui pensait passer inaperçu, mais qui, une fois découvert, s'incline de bonne grâce avec un petit sourire qui signifie clairement "j'ai tenté, j'ai raté", arrache un petit coin de brouillon et jette l'objet du délit.
- L'avaleur fou, aussi appelé "Jo les belles amygdales": il mâche de façon flagrante, et, quand on l'attrape, il déglutit grossièrement et vous jure, nan mais c'est vrai m'dame, promis, nanan mais vous avez des visions, regardez!!! qu'il n'avait rien en bouche. Pour vous le prouver, il va ouvrir sa cavité buccale tel un hippopotame las et vous montrer ses chicots (un plombage s'impose, à force de mâchouiller), sa langue, sa luette, ses amygdales, voire le fond de son slip si c'était possible. Encore mieux, il va écarter ses gencives, pour vous montrer que là non plus, il n'y a rien, excepté éventuellement un reste de salade de la cantine. Vous avez perdu 5 minutes de cours pour un type qui finira par avoir un ulcère à force d'avaler ces cochonneries, et qui ira à l'infirmerie pour maux de ventre au cours suivant. En revanche, vous en avez appris beaucoup sur l'hygiène bucco-dentaire des adolescents.
- La poubelle: il a l'air de mâcher du chewing gum. Vous avez même vu un objet suspect dans sa bouche. Mais non, non, madame, c'était un bonbon (un médicament, un reste de la cantine, un truc que j'avais coincé entre mes dents, un élastique de mon appareil). Et encore, là, ça va. Cette année, j'ai un spécialiste du mâchouillage de trucs immondes: "Mais non, madame, c'est mon mouchoir, il me restait un coin propre!". Un bout de gomme, un bout de plastique, un lacet (sic!), une crotte de n.... non, merci on arrête, déjà que toute la classe est en train de crier èèèèèèèèèèèèèèèèhhhhh au point qu'on croirait entendre un troupeau de caprins à la période des amours (en même temps, ça change des vaches).
Et autrefois, à Citéquiflambe, j'ai eu le champion du monde en la matière. Tactique imparable. Il allait vers la poubelle, revenait, et cinq minutes plus tard, mâchait de nouveau. Son astuce? Il tout en faisant mine de le jeter, il collait discrètement l'objet du délit...sur son pantalon, pour le reprendre aussitôt après... et ce dans tous les cours, sur toute une journée!
Il m'arrive de me demander, parfois, si le chewing gum n'est pas un jeu vieux comme le monde: l'élève essaye de le cacher, le professeur essaye de le trouver. Et ce jeu de piste se perpétuera aussi longtemps qu'il existera des profs et des ados...