Bad Boy
Dico est l'un de mes élèves de 4ème. 14 ans ou presque, un bon mètre 80 tout en bras et en jambes. Dico a deux particularités. La première est qu'il est, aux yeux de la classe une sorte de génie. D'où son surnom, véridique, de Dico. Le dictionnaire. C'est le seul à utiliser dans ses copies, à bon escient, des adverbes comme "inexorablement" ou à savoir expliquer sans broncher ce qu'est un exégète. Il est fan de bandes dessinées, mais pas n'importe lesquelles, celles des studios Marvel. Il sait que Dali et Picasso ne se supportaient pas. Bref. Dico.
L'autre particularité de notre ami Dico est qu'il est terriblement, atrocement, inexorablement... mou. Il est aussi peu dynamique qu'il est intelligent, c'est dire. Il a toujours un sourire vague vissé sur la tronche, les yeux un peu flous, la tête trop lourde pour tenir droite. D'ailleurs, les autres me l'ont dit dès la rentrée, "vous inquiétez pas madame, il a toujours été comme ça, c'est le poids de son cerveau qui le fatigue". Et Dico de confirmer dans un sourire à peine esquissé. D'ailleurs, lorsque je lui ai une fois suggéré de se mettre un pétard là où je pense, il m'a rétorqué que "Madame, mon père me met déjà un coup de schloppa sur les fesses tous les soirs ça ne marche pas." (Schloppa = pantoufle dans mon chez-moi).
Hé bien, lundi, Dico était encore plus mou que d'habitude. Sac trainé sur le sol, tête posée sur la table, ou, sous mes reproches un brin excédés, sur la main. Même le sourire flou habituel avait disparu. Aucun mot savant. Rien. Dico était devenu un non-Dico. Devant mon inquiétude, il m'explique qu'il souffre de céphalées (si, il parle comme ça). Et que c'est dû au fait qu'il s'est couché très tard, il a regardé la télévision.
Aaaaaaah me suis-je dit. Hé bien voilà. Ce n'est pas un extraterrestre finalement. Comme un ado de base, il s'est couché à 2h du matin parce qu'il a regardé du catch.
(Notez ici que je ne me suis pas encore habituée à ne plus être en ZEP, où il était habituel pour la plupart des ados de regarder la télévision à des heures où vous-même, couche tard invétéré, êtes déjà au pays des limbes. Pour moi, un ado qui se couche tard, c'est forcément parce qu'il a émésséné ou télématé jusqu'à pas d'heure. J'ai donc un peu sermonné le Dico, tout en étant secrètement rassurée sur sa normalité.)
Le lendemain, il avait retrouvé sa mollesse habituelle. Je lui ai donc demandé s'il s'était couché à l'heure, il m'a répondu que oui.
Un peu plus tard, j'ai surpris la conversation suivante entre Dico et son voisin:
"Alors, ça va mieux? Tu t'étais couché vraiment tard, hein?
- Ben ouais, je me suis couché à 10 heures, et je ne le supporte pas, manifestement.
-Ah ouais, quand même, 10 heures!!! Tu as maté la télé?
- Oui, figure-toi que je suis resté accroché au reportage d'Arte sur la chute du mur de Berlin. C'était passionnant, mais je ne veux pas être communiste!
- Ah non, je l'ai pas vu. Et là ça va mieux?
- Oui je me suis couché à 8 heures comme d'habitude, et je me sens mieux."
Je ne m'en suis toujours pas remise.