Le petit sixième
Le petit sixième est tout frais, tout neuf, comme sorti d'un emballage cadeau avec encore le noeud rose autour de la tête ou la petite casquette d'écolier. Tellement neuf qu'on dirait qu'on l'a lobotomisé pendant l'été. Oubliés, les réflexes de l'école primaire!
Le jour de la rentrée, on les reconnait à leurs souliers cirés, leurs cheveux coiffés et l'air égaré d'une biche aux abois. Mais, les jours passant, on se rend vite compte que le sixième souffre d'un terrible défaut: il a TOUT oublié. Il est en sixième, ça y est, il est grand. Il est arrivé à l'objectif suprême de sa scolarité. Il a donc décidé que tout un tas d'habitudes prises à l'école primaire sont désormais caduques... Lever le doigt avant de parler? Démodé. Arriver à l'heure? Ringard. Se ranger à la fin de la récréation? Dépassé. Apprendre ses leçons, faire ses devoirs? Keskecékça?
Tout est donc à refaire. De plus, le sixième a la fâcheuse manie de ne pas savoir comment vous appeler. Il allonge démesurément la syllabe finale de sa petite voix aigue à transpercer n'importe quel tympan normalement constitué (mais les profs ont une déperdition d'ouie permanente, c'est bien connu). Ca donne du Maîtresssssssssssse (lassant) Mamaaaaaaaaaaan (ah non, j'ai pas engendré ça, moi!) et même Monsieuuuuuuuuuur (je me connaissais un certain nombre de défauts physiques mais j'ai jamais remarqué ma moustache...). Il leur faut au moins 3 mois avant de savoir prononcer un Mâdââââââââââââme très seyant.
Ceci dit, c'est plutôt mignon, un sixième. C'est petit, rond, rose, et terriblement naïf. Chaque année je peux leur raconter mon histoire de fantôme du collège, ancien élève resté malencontreusement enfermé dans la cave, c'est pour ça que les lumières s'éteignent parfois. Ben j'vous jure, y'en a toujours un, les yeux écarquillés qui me demande d'une voix tremblotante "c'est vraiiiiiiiiii?". Ils sont aussi terriblement chous quand la seule menace d'une heure de colle provoque une humidification subite de l'oeil avec le regard typique du labrador à qui on aurait refusé une promenade. Pour eux, conjuguer "ne pas bavarder en classe" représente une terrrrrible punition. Pas besoin de se creuser les méninges.
Ce sont aussi les spécialistes des questions intelligentes, surtout en début d'année, pour lesquelles j'ai toute prête une réplique fine et appropriée que je suis ravie de replacer chaque année.
"Qu'est-ce que je fais quand j'arrive au bas de la paaaaaaage?
- Tu écris sur ton pull/ ta table/ à ton avis?"
"Il faut écrire ce qu'il y a au tableauuuuuuu?
-Non, c'est là pour décorer. Je l'emmène chez moi le soir."
"-Je dois écrire en quelle couleuuuuuuuur?
- Ben comme au tableau, en blanc."
Ce qui est franchement hilarant, c'est de voir ma réplique faire son chemin dans la petite caboche ronde. Après un moment de silence ahuri, une étincelle se produit en général dans l'oeil du petit sixième... Il a compris! Il a retrouvé au fond de ce qui lui reste de souvenirs de l'école primaire la réponse à sa question! Il se souvient que, dans cette époque lointaine (2 mois avant) où il était encore petit il SAVAIT que craie blanche = stylo bleu, que page pleine = on tourne la page... Oui, il le SAVAIT! Il s'exécute alors, tout content, ce qui ne l'empêchera pas de poser la même question le lendemain.
Le sixième est aussi celui pour qui la récompense suprême est d'aller au tableau. Pour y écrire ou pour l'effacer. Top. Le sixième adoooooore la lecture, adoooooore apprendre des poésies, raffole des dictées, aime être devant tout le monde. Le sixième aime bavarder avec son professeur en fin d'heure. C'est chou, un sixième. En début d'année. Parce que, malheureusement, les choses changent. Au fil des jours, des mois, des trimestre, le sixième se mue inexorablement, définitivement et désespérément en... cinquième (à suivre...)