A la croisée des mondes*
Ce soir, au supermarché, j'ai laissé mon esprit vagabonder. Eh oui, ça vous étonnera peut-être, mais faire les courses est une activité tellement fascinante qu'en général je passe ce temps à penser à autre chose. Mon mari vous dira que c'est pour ça que j'oublie toujours la moitié mais là n'est pas la question.
Mon esprit vagabondait, donc, et s'est mis tout seul à évoquer les bons souvenirs de la semaine de classe... de fil en aiguille m'est venue une idée farfelue. Imaginons une rencontre... une rencontre entre l'un de mes élèves de Bahutpépère et l'un de mes "anciens" de Citéquiflambe. Je me voyais déjà bloguer un dialogue loufoque tiré tout doit de mon imagination, qui remporterait les suffrages enthousiastes de la foule toujours croissante de mes lecteurs adorés.
Prenons l'un de mes exemplaires préférés de Bahutpépère. J'adore ce gamin, peut-être pour la seule raison que j'ignorais que de tels spécimens existaient encore. Appelons-le Achille. Achille est un blond aux yeux bleus, cheveux un peu trop longs coiffés artistiquement en mini-vague légèrement ondulée sur le côté. Il adore porter des chemises noires qui mettent son teint en valeur. Chemises, jeans repassés, vraies chaussures. Il est apprécié de tous, drôle, souriant, intéressé, bon élève sans être l'intello de service, camarade dévoué... Mère pharmacienne, père chanteur lyrique à ses heures. Achille me fait bien rire, notamment cette semaine où j'ai failli faire pipi dans ma culotte, parce que, trop pressé de répondre à l'une de mes questions, il a levé le doigt si vite qu'il s'est violemment cogné le coude à sa table. Ce qui a provoqué mon hilarité, c'était de le voir se frotter le coude, outré, non pas d'avoir mal, mais de n'avoir pas été interrogé. C'était tellement surréaliste que j'ai failli m'effondrer. D'où son surnom d'Achille, pas Talon mais Coude (oui je sais c'est vendredi soir, lecteur, attends-toi à des vannes nulles).
Mettons face à face avec Achille Coude un autre de mes élèves de Citéquiflambe. Prenons Momo, jogging blanc des grands jours descendu sous le caleçon, chaussettes Adidas immaculées savamment tirées par-dessus le tout, casquette Lacoste en équilibre sur le crâne rasé agrémenté de rayures décolorées. Père en Algérie, mère chômeuse de 25 ans élevant seule ses 6 enfants dans un deux-pièces. Momo a un coeur gros comme ça mais le cache bien parce que dans la cité, m'dam, faut carrément être un dur et mitonner sinon bah on s'fait maraver la gueule, tu vois, m'dam, et pas la peine de bosser pour être au smic si on peut se faire de la thune avec des lecteurs dvd volés. Je l'aime bien Momo, il me fait rire, parfois un peu jaune, j'ai de la tendresse pour ce coeur un peu cassé qui veille sur sa petite soeur comme sur un trésor mais qui ne sait pas trop comment faire dans la vie.
J'ai essayé de l'imaginer, ce dialogue. J'ai essayé le genre drôle, mais j'ai trop de tendresse pour eux pour les ridiculiser. J'ai essayé le genre émouvant, mais je n'ai rien trouvé d'un peu objectif.
La vérité? C'est que ces deux mondes sont si imperméables, ont des images tellement faussées l'un de l'autre, qu'il est impossible de les faire communiquer. Même dans mon imagination. Quand mes élèves de cette année ont entendu que je venais de Citéquiflambe, un frisson d'horreur les a parcourus. Ils me demandent de temps en temps, "Madame, dans votre ancien collège, les élèves savaient lire et écrire?". Sans blague. Mes élèves de Citéquiflambe ont un mépris sans bornes pour ces sales bourges ringards de la campagne. Quand ils savent qu'ils existent.
Alors un Achille blondinet à Citéquiflambe aurait un temps de survie très limité. Un Momo à Bahutpépère serait tellement perdu, tellement atterré, qu'il sombrerait vite dans la déprime. Pas moyen d'imaginer un dialogue.
Et bien sûr, en pensant à tout ça, j'ai encore oublié d'acheter du pain.
* A la croisée des mondes, titre emprunté à l'excellente trilogie de Philip Pullmann.
** Une interview de moi est publiée ici merci à Vanillette de s'être intéressée mon travail!