cross...
Quand on est prof, il y a parfois des activités qui font leur petit effet "madeleine de Proust"... j'entends par là des choses qui réveillent en vous le collégien enfoui. Enfoui sous quoi? Des années lycée, le bac, des beuveries d'étudiants, le mariage, la famille, les enfants, la maison... loin tout ça!
Or, le privilège de notre profession est de finalement rester au contact de notre adolescence, et de pouvoir la repenser avec un petit sourire narquois (eh oui, nous aussi nous étions boutonneux, mal coiffés et souvent très très cons) à cette période qui, l'un dans l'autre, n'est pas si éloignée que ça.
Le Premier Cross du Collège, avec les majuscules nécessaires à l'importance d'un tel événement, a eu cet effet proustien sur moi. J'ai soudain revécu l'enfer de ma propre adolescence, de mes anciens cross(es)... et vous, ça vous rappelle quelque chose?
Pour moi, cross rimait avec crasse, atroce... mais certainement pas véloce! Ca se passait derrière notre collège, dans les collines boueuses maintenant transformées en zone industrielle (je préférais la boue). Et puis pour un cross, obligé, il ne fait pas beau. Les profs de sport collent toujours ça en plein mois de novembre, quand de préférence il pleut et il fait 5 degrés à tout casser ("mais tu auras chaud en courant, voyons!!" ... des générations de bronchites, moi j'dis). Je ne sais pas pourquoi il parait que c'est une question de cycles. Ah. Moi je crois tout simplement qu'un cross sans gadoue, sans être froid et chaud en même temps, sans avoir les poumons qui brûlent et les lèvres gercées, ce n'est pas un cross...
Donc ce n'est pas sans une certaine nostalgie pensive que j'ai assisté mercredi dernier au Premier Cross du Collège, catégorie sixièmes. Je tenais la buvette. Là encore, telle une madeleine un peu rancie, les souvenirs ont afflué...
Je me revois, en sixième, cinquième et quatrième, couverte de boue, soufflant comme un cheval, l'oeil vitreux de la biche à l'hallali, la lèvre digne d'un cul de babouin (oui, on peut avoir des lèvres en cul de babouin, courez dans le vent la pluie le froid le pas envie et vous verrez quelle belle tête de fesses vous avez). Je me revois tenter misérablement de dépasser le 30ème sur 70, qui allait d'ailleurs me redépasser peu de temps après (ainsi que les trois suivants). Puis je me revois franchir la ligne d'arrivée, plus de sensations au niveau des jambes (le froid? l'épuisement? le poids de la gadoue?), boire la tasse de tisane tiède et me rendre compte que même avaler, c'est dur...
Mais derrière ma buvette je me revois aussi en troisième, derrière la buvette car dispensée pour asthme à l'effort... J'avais en effet compris entre-temps comment simuler de petites crises d'asthme, pas trop impressionnantes pour ne pas semer le doute mais suffisantes pour que le professeur ne veuille pas prendre de risques...comment soupçonnerait-on une élève si sérieuse, si travailleuse, de simuler, ô crime de cancres? Je m'étonne encore maintenant de la naïveté de mes profs de l'époque sachant qu'aucun médecin ne m'avait dispensée...
C'est là à ma vraie place, derrière la buvette, que j'ai connu le vrai plaisir du cross... voir souffrir mes ennemis, encourager mes amis, leur procurer le réconfort d'une tasse de tisane trop dure à boire le tout avec un petit sourire sardonique soigneusement dissimulé. Plaisir renouvelé dans le rôle de la gentille-prof-qui-encourage-ses-ouailles en tapant vigoureusement des mains (ça réchauffe) en criant.
Il y a de grandes joies dans ce métier, quand le prof que je suis venge l'adolescente que j'étais...