De l'art du bulletin
Contrairement à la majorité de mes collègues, j'adore faire les bulletins. Non pas à cause de la fastidieuse saisie des notes, où on inverse immanquablement les notes d'Agnan, premier de la classe, et de Clotaire, bon dernier, pour se rendre compte à la dernière minute qu'on a confondu les deux lignes et qu'Agnan a 5 de moyenne contre 18 pour ce brave Clotaire qui n'en demandait pas tant. Non, non. Ce que j'aime ce sont les remarques. J'y trouve un certain plaisir sadico-perverso-cruel en ce qui concerne ceux qui m'ont cassé les lucioles (alors que je n'en ai pas!) pendant toute l'année. Une vengeance qui soulage, quoi.
Bon, ne tenons pas compte que les bulletins des élèves susmentionnés arrivent rarement à leurs destinataires, et quand ils y parviennent soit le destinataire en question, parent d'élève de son état, s'en fiche complètement parce que ses bulletins à lui étaient pareils voire pire, soit ils ne comprennent pas un mot de ce qui est écrit parce qu'on n'a pas encore inventé les bulletins traduits simultanément en turc, algérien, tchétchène, kurde, arménien, j'en passe et des meilleurs. Dans ce cas le mouflet est souvent chargé de traduire et à mon avis ils ont quelques problèmes en version parce que les parents sont ravis à la sortie de l'entretien...
Non, non, tout cela ne décourage pas mon côté psychopathe. Il faut savoir que c'est un grand plaisir de faire les remarques à un élève qui laisse à désirer (litote) et que c'est souvent l'unique plaisir qu'il offre à son professeur de français: l'art de tourner en quelques mots l'immensité des griefs que l'on peut avoir contre lui. Un véritable défi littéraire.
Il faut savoir que seuls les cancres sont intéressants, les bons élèves n'ont bien souvent droit qu'à un "félicitation" ou son dérivé, ce qui ne demande pas une réflexion intensive, et le "ventre mou" de la classe, tous ceux qui ont entre 8 et 12 de moyenne sont un épineux problème car il n'y a rien, absolument rien à dire sur eux, aucun charisme en bien ou en mal, aucun effort particulier, aucun signe distinctif: ils me font connaître l'angoisse de la page blanche. Cela se solde le plus souvent par une remarque du type "Correct mais peut mieux faire" ce qui, avouons-le, n'est pas très intéressant.
Non, le vrai plaisir pour l'amatrice de contraintes littéraires que je suis, c'est de traduire le fond de ma pensée en une phrase acceptable aussi bien par ma hiérarchie que par les parents et le psy scolaire. Ca peut donner quelque chose comme ça:
- Version Originale "Votre fille est une sale petite garce qui ne pense qu'à se faire sauter et qui va finir à 20 ans avec 4 gosses à signer zézette épouse X." Version Polie: "Edwige ferait bien de penser à son travail plutôt qu'à son vernis à ongles!"
- VO "A 11 ans votre fils ne fait rien en classe et emm*rde déjà tout le monde, c'est vraiment un sale petit chieur pourri gâté à qui une bonne paire de claques ferait le plus grand bien, au lieu de toujours lui trouver des excuses." VP: "L'attitude de Raphaël est inadmissible en classe. Il est temps pour lui de se reprendre énergiquement!"
- VO: "Désolée de vous dire ça comme ça, mais votre fils ne sera jamais prix nobel, déjà qu'il ne comprend pas un mot sur deux de ce qu'on lui raconte. Alors sérieusement, arrêtez de refuser de le mettre en SEGPA! " VP: "Rufus a de graves difficultés de compréhension. Il faut s'accrocher!"
Voilà. Saisissez-vous toutes les nuances de l'exercice, dans lequel chaque mot, que dis-je, chaque lettre est truffée de sous entendus?
Parfois, bonheur des bonheurs, au troisième trimestre, je me lâche parce que ça n'a plus de conséquences. J'ai donc une fois osé le célébrissime "A touché le fond mais creuse encore", et purée, ça fait un bien fou! J'ose aussi des choses comme "Eudes a définitivement réussi à gâcher son année... félicitations!". Cruel, je sais. Mais rien par rapport à ce que certains d'entre eux m'ont fait subir. Ce sont eux les 101 petits dalmatiens qui m'ont transformé en effrayante Cruella!
Gnihahahahahahahahahahaha!!!!